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    Centenaire Aznavour : Charles Aznavour, "Je ne ferai pas mes adieux, je me ferai seulement un peu plus rare". Article de Gérard Letailleur pour Montmartre en Revue N°14 paru en Mars 2024.

    Charles Aznavour

    « Je ne ferai pas mes adieux, je me ferai seulement un peu plus rare »

       Le 22 mai 2024, un siècle se sera écoulé depuis la naissance à Paris de Shanourh Varenagh Aznavourian, véritable patronyme de celui que le monde entier aujourd'hui connaît sous le nom de Charles Aznavour, nom agréable à porter en Arménie car il se compose de deux mots, « azniv » qui signifie « noble » et « avur », « beau ».

       Notre vieux village de Montmartre s'apprête à commémorer cet événement car la véritable carrière de cet artiste de notoriété internationale y est née, notamment au cabaret de Patachou rue du Mont-Cenis. Il y interpréta ses premières chansons à travers lesquelles il nous montra déjà ses dons d'analyste de la société d'après-guerre, monde en pleine mutation dont il percevait les travers et son besoin de se libérer des drames qu'elle venait de traverser.

       Séduit par Montmartre, Charles décida même d'emménager quelque temps rue Saint-Rustique avec sa deuxième épouse, Évelyne Plessis, dans un petit appartement situé au-dessus de La Bonne Franquette, lieu mythique, berceau, à la fin du XIXe siècle, des peintres impressionnistes, établissement dont l'une des particularités de nos jours est d'être le siège social de La République de Montmartre. Son président Alain Coquard, en compagnie de Mischa Aznavour et de nombreuses personnalités, donneront prochainement à cet hommage la dimension qu'il mérite, là même où il vécut et où l'une des boîtes aux lettres porte toujours son nom.

       La destinée de cet artiste exceptionnel, fils d'immigrés arméniens de Turquie tient du roman. Sa réussite est d'autant plus marquante qu'il dut lutter avec opiniâtreté contre une implacable adversité dès ses tout débuts. Il forgea sa combativité à la dure école de la vie auprès de ses parents qui réussirent après un périple quasi miraculeux à survivre au génocide qui frappa le peuple arménien. Son père baryton, et sa mère comédienne, élève du poète Kevork Garvarentz, l'auteur de l'hymne révolutionnaire arménien dont le fils Georges deviendra son compositeur, son ami et... son beau-frère, favorisèrent cet enfant de la balle à se tourner vers la musique et la poésie avec, comme ferment d'assimilation, son admiration pour la langue française.

    « J'ai la passion des mots, écrira-t-il plus tard en exergue de son ouvrage Des mots à l'affiche. Dans une chanson, chaque phrase se doit de produire sa propre énergie. Je n'aime pas les images gratuites. J'ai horreur du remplissage, de l'inutile. »

       En revanche, il sait que le succès auquel il aspire n'arrivera qu'au terme d'un travail intensif. Il suit des cours de théâtre, de danse classique, de danse russe et de diction auprès de Jean-Louis Le Goff de la Comédie-Français. Il arrive à décrocher quelques petits rôles au théâtre Marigny, à l'Odéon...

       En 1941 il fait la connaissance de Pierre Roche, pianiste, compositeur, interprète. Charles a dix-sept ans, Pierre vingt-deux. La musique les rapproche.

    « J'étais très musette, confiera par la suite Charles, il m'a mené à Trenet, et moi, au musette… »

       Ensemble ils écrivent d'abord trois chansons. Le duo débute au concert Mayol. Le public les apprécie mais le répertoire est bien mince. Devant les applaudissements... ils les rechantent et décident d'entreprendre la tournée des boîtes de nuit parisiennes avant de se rendre en province.

       Malgré le bon accueil dont on les gratifie, les engagements en cette époque de pénurie se traduisent par des cachets de misère et des déplacements difficiles : les trains sont rarement en service compte tenu des bombardements qui ont détruit de nombreuses voies ferrées. Qu'importe. Les deux compères se déplacent avec un seul vélo. L'un se place en amazone sur le cadre tandis que l'autre pédale. Le soir ils vont souvent dormir dans une grange pour économiser le coût d'une chambre d'hôtel. Ils se complètent à ravir. Sur scène l'union de leurs voix et la qualité de leurs chansons entraînent les spectateurs dans un tourbillon de fantaisie et de rythme.

       Lorsqu'ils se produisent à Paris, Pierre propose à Charles la chambre d'ami de son appartement, car la sienne, chez ses parents rue Navarin, sert en permanence de refuge aux résistants en quête d'un abri, dont Missak Manouchian, l'un des vingt-trois de « l'Affiche rouge » récemment panthéonisé. « C'est Manouchian, aimait se souvenir Charles, qui m'a appris à jouer aux échecs : il était très bon ! »

       La guerre se termine enfin. Roche et Aznavour entrent aux éditions Raoul Breton. Là, Édith Piaf entend parler d'eux. Curieuse, elle décide d'aller les écouter au studio Washington. « La môme » n'en revient pas. À son compagnon du moment, Jean-Louis Jaubert elle confie :

    « Je viens de voir un gars, tu sais Loulou, il a une drôle de gueule et la voix d'un type à qui on vient d'arracher les poumons. Il semble pleurer ses chansons, mais j'ai rarement vu quelqu'un ayant autant de tripes !... »

       Entre Édith et Charles naît alors, selon sa formule, « une amitié amoureuse, un peu moins que l'amour, un peu plus que l'amitié. » Auprès d'elle il fera office de chauffeur, de secrétaire. Édith ne cesse de le surprendre. Elle brille par son humour, soutient aisément une conversation avec Sacha Guitry ou Jean Cocteau, compose de magnifiques textes à l'instar de « L'Hymne à l'amour », rédige des lettres où la forme peut s'avérer parfois malhabile mais dont le fond en revanche ne manque jamais de subtilité. Un jour d'ailleurs, en tournée avec elle, elle fait part à Charles de son envie d'aller déjeuner à Vienne, au sud de Lyon, au restaurant La Pyramide du chef triplement étoilé Fernand Point. À la fin du repas Fernand lui tend son livre d'or là où précédemment des épicuriens érudits ont déjà tracé moult compliments sur plusieurs lignes. Edith se contente simplement d'écrire : « Un Point, c'est tout ! » Quoi d'autre, il est vrai, à rajouter !...

       En 1950, Pierre Roche, lors d'une tournée au Canada, tombe sous le charme d'Aglaé, une jeune chanteuse. Il décide de l'épouser et de se fixer avec elle outre-Atlantique. Le duo Roche- Aznavour rend l'âme mais ils resteront toujours en étroite relation amicale.

       Seul désormais, Charles Aznavour oriente sa carrière différemment. Il grave un premier 78 tours avec la maison Ducretet-Thomson, suivi de quatre autres sans grand retentissement, et se lance dans la composition. Il écrit pour Philippe Clay, Édith Piaf, Juliette Gréco, Marcel Amont, Georges Ulmer...

       Quant à ses prestations scéniques, elles soulèvent des polémiques. Dans les journaux les quolibets pleuvent, les surnoms aussi : l'aphonie des grandeurs, la Callas mitée, l'enroué vers l'or etc.

    « J'ai voulu chanter, on m'a dit qu'il valait mieux m'abstenir, j'ai voulu composer des chansons, on a tout fait pour me décourager » confiera-t-il aux lecteurs de son livre de souvenirs Le Temps des avants.

       Malgré les railleries, les sarcasmes, il continue de s'accrocher avec raison, car contre toute attente, un accueil encourageant lui est réservé en 1953 au Maroc : on ovationne et acclame sa chanson « Viens pleurer au creux de mon épaule ». En métropole, en revanche, sa voix continue de déranger, à l'heure où triomphent les roucoulades exotiques de Luis Mariano et Gloria Lasso...

       En 1955, à l'Olympia, en « américaine » de Sidney Bechet, les critiques continuent leur offensive. Il s'en amusera plus tard sur scène, les tournant en dérision en lançant aux spectateurs : « Ils ont tellement dit du mal de moi... Mais voyez aujourd'hui, ils sont tous morts et moi je suis vivant ! »

       Pour l'heure, il s'encourage en écoutant les enregistrements de Louis Amstrong :

    «  Quand j'entends sa voix, ce n'est pas un voile qu'il a, c'est une porte fermée sur la gorge ! Et si ça marche pour lui dans un pays aussi difficile que l'Amérique, pourquoi ma voix ne marcherait pas dans mon pays ? »

       Il croit en son étoile, s'acharne, redouble d'efforts, attire l'attention d'un jeune producteur aussi passionné que lui par son métier, Eddie Barclay, à la tête d'une maison de disques en plein essor. Ses premières chansons passées inaperçues chez Ducretet-Thomson sont réenregistrées, réorchestrées et bénéficient de nombreuses diffusions sur la station Europe n°1. L'Alhambra lui ouvre ses portes en vedette. De plus en plus de réactions évoluent positivement. Mais certains journalistes persistent à le brocarder à l'instar de Pierre Desgraupes le 6 janvier 1961 l'interrogeant chez lui à Montfort l'Amaury dans le cadre de l'émission « Cinq colonnes à la une » qui lui lance :

    « Vous êtes sans voix, tout petit, vous avez peu de cheveux sur le front, et vous chantez des chansons d'amour... 

    Avec l'humour et le mordant qui le caractérisent, Aznavour en souriant lui répond :
        
        - Vous savez, une voix qui fait trois octaves a une grande étendue. Il y a beaucoup plus de gens qui ont une voix comme la mienne, qu'une jolie voix... Quand ils m'écoutent, ça les rassure »


    Belle répartie qui renvoit à l'intervieweur son manque de délicatesse...

       Plus rien désormais n'entravera son ascension vers la gloire. Jusqu'en 1964 Charles va créer la plupart de ses grands succès : « Tu te laisses aller », « Les Comédiens », « La Bohème », « Je n'peux pas rentrer chez moi », « Je m'voyais déjà.. »

       En 1965 il devient une star internationale en triomphant au Carnegie Hall de New York, puis franchissant plusieurs fois le rideau de fer, en Union soviétique, où sa simplicité, son élégance et son goût pour la langue russe (parlée par ses parents lorsqu'ils ne voulaient pas que les enfants comprennent...) enthousiasment les spectateurs. Dès lors, il voyagera dans 94 pays, interprètera plus de mille chansons, vendra plusieurs centaines de millions de disques dans le monde entier et tournera dans une soixantaine de films...

       En effet, en marge de la chanson, il a cédé aux sirènes du septième art. Après une première apparition dans le film de Georges Franju « La Tête contre les murs » avec Jean-Pierre Mocky, acteur-réalisateur qui fera la même année appel à ses compétences pour jouer dans « Les Dragueurs » avec Gérard Blain, Charles a accompagné Lino Ventura, Hardy Kruger et Maurice Biraud au générique du film « Un Taxi pour Tobrouk » de Denys de la Patellière, et Marie Dubois avec Boby Lapointe dans « Tirez sur le pianiste » de François Truffaut, sans oublier « Le Passager de la pluie » d'André Cayatte...

       Sa créativité ne s'est jamais émoussée ni sa capacité à s'émouvoir lorsqu'il compose et interprète « Mourir d'aimer » où il évoque l'affaire Gabrielle Russier, ainsi que « Comme ils disent » chanson dans laquelle il souligne les états d'âme d'un travesti, liés à l'opprobre dont on le couvre.

       Charles nous montre l'humanité dans sa grandeur et dans sa désespérance. Il ne juge pas, il incarne, se met lui-même en scène. Il ne se contente pas de chanter ses chansons, il les vit. On a dix-huit ans avec lui lorsqu'il quitte sa province pour conquérir Paris. On ne peut plus rentrer chez soi car notre passé y est déjà, on laisse sa vie de misère aux froides profondeurs de la terre pour trouver grâce à nos prières le chemin de l'éternité, on se laisse prendre par le démon du jeu et on prend les cartes, on brasse les cartes, on coupe les cartes, on donne les cartes en se demandant ce que l'on est venu faire dans cette galère, tout en espérant tenir longtemps entre ses mains cette richesse d'avoir vingt ans, des lendemains pleins de promesses et boire jusqu'à l'ivresse sa jeunesse...

       Durant sa longue carrière, Charles Aznavour n'aura jamais cessé de surprendre. Il sut tout à la fois mêler sa sensibilité de poète à sa rigueur de musicien, nous montrer sa capacité à se produire triomphalement sur les plus grandes scènes mondiales à l'instar en 1991 du Palais des Congrès de Paris avec Liza Minnelli, de chanter ses oeuvres dans différentes langues étrangères et à l'occasion de se muer en homme d'affaires avisé en rachetant les éditions Raoul Breton, d'écrire brillamment ses recueils de souvenirs retraçant les grandes étapes de sa vie, de nous faire partager sa passion à courir le monde afin d'en mieux connaître les peuples, les religions, les langues et les coutumes, et son soutien inconditionnel au peuple arménien, entre autres avec la création de son œuvre « Pour toi Arménie » écrite sous le coup de l'émotion en décembre 1988 après le séisme qui provoqua la mort de 30 000 personnes sur la terre de ses ancêtres.

       « Le passé, aimait-il dire, est un formidable réservoir pour le stylo de celui qui s'adonne à l'écriture »

       Sa force, il l'aura puisée avant tout au sein de sa famille, dès son plus jeune âge, grâce à l'amour que lui portèrent ses parents et sa sœur aînée Aïda avec laquelle il fit ses premiers spectacles en chantant dans les bars arméniens de la capitale, et à travers une vie sentimentale remplie d'enfants : Patricia, dite Séda, née en 1947 de son mariage avec Micheline Fromentin, puis Katia, Mischa et Nicolas nés de son union le 16 janvier 1967 avec Ulla Thorsell, d'origine suédoise.

       Laissons à l'ami Charles Aznavour le soin de conclure ces quelques lignes consacrées à sa vie en reprenant la dernière phrase de son bel ouvrage « Le Temps des avants » paru aux éditions Flammarion :

       « Toute chose a une fin, mais je ne peux me résoudre à tracer ce mot en bas de la page : je préfère laisser à la vie le soin de le faire. »

       Elle le fera en venant le surprendre le 1er octobre 2018 en sa maison de Mouriès dans les Bouches du Rhône, tandis qu'il prenait son bain, moment où, en général, on aime chanter... Il avait 94 ans.

                                                                          Gérard Letailleur
                                                Mars 2024, article paru dans Montmartre en Revue N°14
                                                             Dossier Charles Aznavour 100 ans    

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